Chevaliers Ténèbres: Corbeyran en interview
Interview réalisé par Kamiti Éditions.
Bonjour Eric, peux-tu nous parler de la genèse des Chevaliers Ténèbres ?
Les Chevaliers Ténèbres, c’est LE projet que je rêve de mettre en place depuis très longtemps. J’ai tourné autour du sujet pendant des années. J’ai écrit plusieurs versions. Chaque tentative avait ses qualités, et le résultat était plus ou moins satisfaisant. Mais à chaque fois, je me disais : « Non, pas comme ça. Change de point de vue. Recommence. » La version que l’on propose aujourd’hui aux lecteurs, c’est l’option qui me semble la plus aboutie. En tout cas de mon point de vue. Les Chevaliers Ténèbres, c’est une grande fresque d’heavy metal fantasy dont ce premier épisode est un vigoureux aperçu.
Tu es un amoureux des séries populaires et tu as accumulé beaucoup de succès avec ces séries-là. As-tu la même ambition pour Chevaliers Ténèbres ?
Depuis tout môme, les séries populaires ont nourri mon imaginaire. À la télé, je matais des tas de feuilletons dont j’étais très fan : Au Coeur du temps, le Neptune, Au pays des géants, Zorro, ma sorcière bien-aimée… Et je lisais aussi des bd : Tintin, Rahan, Bob Morane, Barbe Rouge… Les Chevaliers Ténèbres s’inscrivent en plein dans ce créneau de la culture pop. C’est un monde au sein duquel je suis à l’aise. Les Chevaliers Ténèbres font partie de ces univers qui nous expédient en dehors de la réalité. On peut résumer tout l’amour que je porte à ce style de production par cette phrase : « La vie est moche… vite, trouvons refuge dans une série ! » C’est comme une drogue (en moins dangereux) qui gomme les contours de la réalité, qui fait voyager et qui vous projette dans un autre monde. Tout le monde a besoin de ça !
Dans un monde idéal, comment verrais-tu cette série évoluer ?
Le réservoir d’idées dont je dispose pour les Chevaliers Ténèbres n’est pas inépuisable, mais pas loin. Ce premier tome est un prélude. Peu à peu, on va découvrir qui sont ces 4 cavaliers. Ce qu’ils cherchent. Ce qu’ils cachent. D’où ils viennent. Pourquoi ils agissent ainsi. Et une fois qu’on saura tout ça, une fois qu’on connaitra leur vrai visage, on découvrira d’autres pans de l’univers dans lequel ils évoluent. Ce premier tome est comme une loupe qui focalise notre attention sur un événement en particulier et pose un cadre, en même temps qu’il soulève une tonne de questions. Petit à petit, un travelling arrière nous offrira un panorama bien plus vaste d’enjeux, de personnages et d’aventures !
Chevaliers Ténèbres semblent être un récit « sombre ». Noir c’est noir, il n’y a plus d’espoir. N’y aura t’il pas quelques moments de répit dans cette aventure ?
Du répit ? Et puis quoi encore ?! (rires). Les Chevaliers Ténèbres est un univers d’aventure, de violence et de magie, comme on en trouve chez Robert Howard, dont je suis très fan (je relis régulièrement toute son œuvre parue chez Néo). J’ai déjà tenté de mettre en scène ce type d’univers. Mais je n’y suis jamais vraiment parvenu à 100%. Ou alors, ça s’est terminé prématurément, abruptement. Par maladresse de ma part, sans doute. L’épopée que l’on propose aujourd’hui se doit d’être flamboyante. Il faut que la chevauchée soit hallucinante. Après, sur le fond, vous avez raison. Le désespoir et la fatalité qui animent les personnages et imprègnent les décors sont le moteur de cette étrange quête. Je précise que cette version pessimiste du monde que je décris dans les Chevaliers Ténèbres est complètement en accord avec ma propre vision de la réalité. Elle en est même la transposition métaphorique. Mais cette noirceur a une vertu. Au lieu de passer son temps à se lamenter que rien ne va ou à avoir peur de tout, être conscient que le monde est hostile et que « la mort est la raison ultime de tout » permet de mieux profiter des éclats de rire que nous offre la vie. C’est le sens de la devise latine « memento mori ». Nous pouvons perdre la vie à tout moment. La violence explicite des Chevaliers Ténèbres nous invite symboliquement et paradoxalement à apprécier ce que nous avons de plus précieux. Il y a là un message plutôt cool, non ?
Le dessin de Léno colle à merveille au côté « noir » du scénario, n’est-ce pas ?
Quand je crée un univers, j’ai des visions de ce que pourrait être tel personnage, tel décor, telle action. Mais dans ces moments-là, j’ai rarement un dessinateur sous la main pour les mettre en application. Alors j’imagine. Je rêve. Je me fais des films. J’avance tout seul. Et puis, un jour, un type comme Leno débarque sur le projet et tout change. Leno ne réalise pas vos rêves, il ne concrétise pas vos envies, il n’exprime pas vos désirs. Il va plus loin. Beaucoup plus loin. Il transcende votre putain de scénario. Il ne donne pas un corps à votre récit, il lui explose la tronche. Et ça fait du bien ! C’est très exaltant, très gratifiant pour un scénariste d’avoir des collaborateurs aussi précieux et talentueux que Leno Carvalho !
Selon nous, une grande série, c’est une série avec des personnages forts, charismatiques, y compris les personnages secondaires. Et un scénario qui ménage des rebondissements, du mystère, du suspens, pour tenir le lecteur en haleine de bout en bout. Mais l’expert en scénario, c’est toi ! Alors, pour toi, c’est quoi une grande série ?
Je suis d’accord avec cette approche et je la partage. Mais tout ça – persos puissants, suspens, rebondissements… – c’est de la technique. La première – et la plus grande – qualité d’une grande série populaire à mes yeux, c’est avant tout qu’elle s’adresse à tout le monde ! Ce n’est pas un truc réservé à une élite d’intellos qui se masturbent, ni un truc idiot bourré d’ennui destiné à caler un meuble, et encore moins un truc clivant et abscons compris par seulement 3 ou 4 initiés. Une grande série populaire, c’est une œuvre simple, généreuse, ouverte, intelligente. Je n’arrive pas à toucher les gens à tous les coups (certaines de mes séries ont été interrompues faute de lecteurs), mais je m’efforce de garder tout ça en tête quand je me lance dans l’écriture d’une nouvelle saga. Pour schématiser, je dirais qu’il y a d’un côté le moteur (mon envie), de l’autre le carburant (mes idées)… mais le public reste la destination !
Que penses-tu de la production BD actuelle ? Chez Kamiti, il nous semble que les éditeurs BD franco-belge semblent aujourd’hui tétaniser par le lancement de grande série et qu’ils préfèrent désormais les diptyques ou triptyques, plus rassurants pour leurs finances mais qui, de facto, limitent la capacité créatrice. Pourtant la culture POP existe encore et dans le monde de l’édition, les Mangas le démontrent chaque jour. Cela veut-il dire que la BD devient « vieille » ? Ou que les éditeurs actuels sont trop conservateurs ?
Encore fois, votre analyse est juste. Je suis bien placé pour savoir qu’un récit long est très difficile à vendre actuellement à un éditeur. Il y a un repli sur le « one shot » qui est dû à la montée en puissance de la nouvelle bd et du roman graphique. Il y a aussi un intérêt de plus en plus marqué pour adaptations (qui ont déjà fait leurs preuves en littérature) et pour les mangas (qui produisent plus, plus vite, plus dense). La culture populaire n’a pas disparu pour autant, elle s’est juste déplacée. Les youtubeurs sont les nouveaux visages de cette culture qui se nourrit de l’adoration de ses fans. Quant aux séries de genre (fantastique, aventure, thriller, science-fiction…) pour lesquelles j’ai tant d’affection, la préférence éditoriale va aux récits en deux volumes, trois maximums. Mais quel type de saga peut-on développer sur un format si court ? Ça n’a quasiment aucune chance d’avoir la moindre épaisseur. J’insiste sur ce point : certaines séries n’ont d’intérêt que parce que justement, elles s’installent sur la longueur et permettent aux personnages d’évoluer et au récit de s’étoffer. Mais ce changement d’attitude des maisons d’édition n’est-il pas lié à un autre changement : l’évolution du goût du public ? La question vaut le coup d’être posée. Le débat (et les paris) reste donc ouverts. Pour ma part, je reste persuadé que la série populaire de genre a un bel avenir et qu’en réfléchissant sur la forme (format + pagination) et la fréquence (rythme de parution), on peut prétendre satisfaire un public qui n’a pas envie « d’autre chose » mais en a juste envie « autrement ».